The Billionaire’s Vinegar – Le cas du Lafite 1787


Le monde des collectionneurs de vins rares et anciens est un monde très fermé. En toute discrétion, des fortunes changent de main et sont investies dans des flacons de rêve, uniques. Ces bouteilles précieuses sont des objets de collection très recherchés. À la manière des chasseurs de trésors, il y a une course invisible à celui qui aura la plus rare et la plus chère.

Ce cercle très restreint est aussi très convoité, notamment par les maisons de ventes aux enchères et ceux qui souhaitent se séparer d’une pièce de collection. Et par ceux qui cherchent un pigeon à rouler avec des bouteilles contrefaites. Ironie de l’histoire, la nature discrète de ce monde fait des collectionneurs une cible parfaite. Qui aime admettre, après avoir payé des dizaines de milliers d’euros pour un flacon d’apparence rarissime, qu’il a – en fait – acquis un faux ? Personne. Surtout si ce trésor a reçu l’imprimatur d’un grand expert.

Rares sont les occasions de voir ces bouteilles débouchées pour être partagées. Généralement, elles le sont dans le cadre de dîners prestigieux et très courus. Y compris par les critiques de vin les plus influents du monde. Parfois des bouteilles falsifiées sont démasquées par un fin connaisseur, mais pas toujours. Et peu importe, vrai ou faux, à la fin de la dégustation, tous vont s’accorder sur le fait que ce vin a du génie. Mais est-ce celui du vigneron, du terroir ou du faussaire ? Le vin est bu, il n’y a plus de preuve. En attendant, on a épaté la galerie et fait plaisir. Et parfois découvert un magnifique univers sensoriel, souvent inattendu, l’œuvre du temps qui a laissé son empreinte de sagesse.

Deux hommes brillants, mais amoraux, l’avaient bien compris.

L’allemand Hardy Rodenstock, faussaire qui a agi à partir des années 1980 reste inégalé à ce jour. Même poursuivi, il n’a jamais été inculpé par la justice et ne sais rien de la prison. Quel talent. Aux dernières nouvelles, il coule des jours heureux en Autriche. Seul hic, il ne peut plus tellement voyager. Petit détail coquet, son arme fatale pour communiquer avec des journalistes ou enquêteurs trop curieux : les échanges par fax. De quoi décourager le plus endurant. Un as de la communication de crise. Imparable.

L’Indonésien Rudy Kurniawan, en revanche, a eu moins de chance. Le nouveau millénaire, et peut-être aussi les nouveaux millionnaires et, surtout, les grands vignerons sont moins tolérants avec les contrefacteurs. Après avoir ébloui le cercle des collectionneurs américains, Rudy vient de tomber tout récemment de son piédestal pour se retrouver derrière les barreaux. Pour lui, pas de retraite dorée. Et zéro pointé en stratégie d’entreprise, certainement dû à son jeune âge et un manque évident d’expérience. Il aurait mieux fait d’attendre d’avoir un peu plus de bouteille.

La différence entre les deux ? La ligne rouge à ne jamais franchir, c’est de produire des bouteilles aux étiquettes n’ayant jamais existé. Piège dans lequel est tombé Rudy. Mais pas Hardy. Le monde doute encore de l’authenticité des bouteilles vendues par le dernier, ce qui est avantageux puisque l’accusé a toujours le bénéfice du doute. Alors que le cas de Rudy est clair comme de l’eau de roche.

Aujourd’hui, l’affaire Kurniawan se résume à la publication de quelques articles de presse relativement discrets sur le sujet. Le scandale autour de Hardy Rodenstock aurait pu connaître le même sort. Sauf qu’il a pris la forme d’un livre extrêmement bien documenté. Pourquoi ? Au début des années 2000, cette histoire éveille la curiosité d’un Américain à la recherche d’un sujet pour écrire son premier roman, Benjamin Wallace, journaliste généraliste né en 1968.

Après sept ans d’investigation, Benjamin Wallace a couché sur papier une enquête passionnante et rocambolesque. Publié en 2008, sous forme de roman, ce livre n’a pourtant rien de romancé. Ce ne sont que des faits réels. Les sources ont été vérifiées et recoupées, puis complétées avec les documents d’autres enquêteurs qui travaillaient, pour d’autres raisons, sur le même sujet. Chose qui rend ce livre encore plus audacieux et inattaquable au grand dam de certains.

Le point central de l’histoire : la bouteille signée Jefferson du Château Lafite millésime 1787. Celle qui devait s’avérer fatale pour Hardy, sans pour autant lui porter le coup de grâce.

Au fil des pages, un univers incroyable se dessine et dévoile petit à petit tous les rouages d’un monde brillant qui se tend son propre piège. Des personnages hauts en couleur traversent l’histoire et on reste accroché aux mots comme à un aimant, tout en se demandant si tout cela n’a pas été créé de toute pièce. Les 300 pages se boivent d’une traite.

Ce n’est pas un livre d’initiés. C’est avant tout un fait divers très adroitement décrit, qui s’apprécie sans modération même par ceux qui ne connaissent pas les vins rares et anciens à forte valeur émotionnelle. Valeur qui peut pousser à une forme de folie, jouissive et dépensière, pour posséder ce que l’on ne peut pas acheter, le rêve. Contrairement à la peinture ou à la joaillerie, le vin est par nature évanescent, ne laissant qu’une empreinte passagère dans l’imaginaire de l’homme.

Et du rêve, Hardy en a vendu. Combien ? On ne le sait pas. Mais son chef-d’œuvre incontestable demeure le fameux Lafite de Jefferson qui a trouvé acquéreur pour la modique somme de 156 000 $. Le président américain était un fin connaisseur. Il a exploré une bonne partie du vignoble français et commandait ses vins directement aux châteaux. Dont Lafite. Tout laissait penser que cette relique était authentique et elle a même été certifiée par un des plus grands experts en vins anciens. Celui-ci ne devait découvrir que bien plus tard qu’il s’était laissé berner entre-autres par du matériel de soins dentaires. Comme quoi, authentifier le vin n’est pas une science exacte.

Seul hic, ce livre à été traduit en toutes sortes de langues, mais pas en français. Pourquoi ? Mystère. Vous le trouverez donc en chinois, en portugais, en allemand ou en anglais. Une excellente occasion pour un éditeur de combler ce vide regrettable. Surtout si on prend en considération qu’Hollywood est en train de l’adapter pour le grand écran, avec à priori l’excellent et très sexy Matthew McConaughey dans le rôle principal.

L’œuvre de Benjamin Wallace reste unique, même dans sa carrière à lui. Aujourd’hui, il travaille notamment pour Vanity Fair et aime exercer sa plume sur toute sorte de sujets. La seule chose qu’il a changé suite à son travail d’investigation est le montant qu’il dépense pour une bouteille de vin. Son budget moyen est passé à 30 $. Et il n’a certainement aucune envie d’entamer une collection. Un homme sage.

The Billionaire’s Vinegar – broché – ISBN 978-0-307-33878-5 – prix public env. 13€

Article paru dans le n°1 de EN MAGNUM – juin 2015 (courrez l’acheter ! Il y a pleins de chouettes articles dedans)

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