Hors des frontières #3 : Bodega Chacra – une merveille argentine à méditer


Chacra : ferme agricole de forme carrée, composée de quatre carrés de tailles identiques, séparés par des canaux d’irrigation qui alimentent les champs par gravité (rien à voir avec le mot sanscrit Chacra, qui signifie rond et est utilisé pour désigner les 7 centres énergétiques du corps humain)

Quand Piero Incisa della Rocchetta, petit fils du fondateur de Sassicaia, découvre en 2002 la terre sauvage du Rio Négro, située au beau milieu du désert de la Patagonie argentine, il devine qu’une aventure humaine l’attend. Ce qu’il ne sait pas encore, c’est qu’il y produira un magnifique Pinot Noir. Une beauté liquide alliant gracieusement modernité et tradition, tout en restant résolument elle-même. Ne cherchez pas un vin dans le style du nouveau monde. Les vins de Piero sont bien plus que cela. Un pont entre deux continents qui relie deux mondes en un seul verre.

4SRokVBSRu-ZOfd_8y-96eYk1VnswBPqwugz16330KI,uCYUtIuVaBe4vMMCy1SxtOkNY_5kJra7sH_MdgN7g5I

Tout commence en 2001, lors d’une dégustation à l’aveugle à New York. Un Pinot Noir le touche, non pas parce qu’il est parfait, mais parce qu’il est plein de promesses. Enfant de la balle, il devine le potentiel qui dort dans ce vin, produit par Canale (gros producteur de la vallée du Rio Négro) et élaboré par Hans Vinding-Diers, leur œnologue conseil. Hans est accessoirement également le mari de la cousine de Piero, Comtesse Noemie Marone Cinzano, vigneronne en Italie, mais aussi propriétaire viticole dans la vallée du Rio Negro. Intrigué, Piero se rend sur place l’année suivante et découvre un univers à l’opposé de sa terre d’origine en Toscane. Il en est enchanté.

Le Rio Negro, un serpent vert lové dans le désert, à environ 1000 km au sud de Buenos Aires. Un oasis, sauvage, rude, loin de tout, mais doté d’un vignoble ancien et atypique, longeant la rivière, vierge de phylloxera, de maladies et de pollution. Une lumière pure et éclatante qui dessine les paysages. Beaucoup de vent, dont l’entrain n’est ralentit que par des haies de peupliers plantés à cet effet. Un climat prometteur en plus, tempéré, sec, continental, aux contrastes de températures et de saisons qui permettent une maturation intéressante des baies de raisin. Des conditions idéales pour le Pinot Noir, pourtant difficile à cultiver. Piero admet qu’il fallait probablement une bonne dose de masochisme pour s’y installer. Je pense qu’il fallait plutôt beaucoup de l’imagination, et un esprit d’explorateur. Avec une démarche qui me fait penser au Petit Prince de Saint Exupéry, disant fort justement : « On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux. »

Ns3Q08Gx_zKnI_9g8z_0NMvBV9iG-2doXCwDX402wSk,FIQIKTguvF252S3wTWJQU_WenKnZuMSdfUqssfssZUc

Il découvre dans cette austérité un vignoble ancien, planté en 1932 en Pinot Noir franc de pied. Quasi abandonné par son propriétaire, Piero demande l’autorisation de l’exploiter. Le premier millésime, 2003, n’est pas convaincant. Il change alors de méthode et commence à restructurer la vigne.

Une année plus tard, en 2004, les vendanges se présentent bien. Seul hic, le Pinot Noir est plus précoce que le Malbec et le Cabernet, les chouchous des argentins. Détail : la vallée isolée héberge non seulement de la vigne et des arbres fruitiers, mais aussi une large population d’oiseaux. Qui font lors la fête à ces fruits juteux et sucrés. Ne l’ayant pas vu venir, Piero retrouve le vignoble dépouillé et ne récolte alors que 10% de ce qui était prévu, produisant tout juste 1330 bouteilles dans ce millésime.

Cependant, encouragé par le résultat en cuve, il décide d’investir et acquiert la même année les vignes et le domaine pour s’y installer. Il fait venir l’eau et fait construire un chai, terminé en 2006. Le travail s’y fait par gravité et il peut, le cas échéant, fonctionner sans électricité. Un détail important dans cette région où des vents parfois violents peuvent couper les lignes de haute tension.

En 2005, il produit 2770 bouteilles, le double de l’année précédente. Mais les conditions de travail sont difficiles. Dans un endroit aussi isolé, acheminer du matériel n’est pas chose aisé et prend du temps. Il faut aussi faire preuve de beaucoup de créativité. En attendant de terminer ses propres installations, la vinification des millésimes 2004 et 2005 se fait chez sa cousine, à la Bodega Noemia. Fortement influencé par son héritage européen, Piero élève les vins en fûts français. Ce qui ne tarde pas d’être remarqué par les sommeliers, journalistes et acheteurs de passage chez sa cousine. Curieux de les voir dans un chai si loin de leur terre d’origine, ils demandent à en goûter le contenu. Et en sont agréablement surpris. Quand le premier client a appelé, Piero pensait que c’était une blague de son cousin Hans, et l’a envoyé balader. Point découragé, le client rappelle et commande.

Depuis, la Bodega Chacra s’est agrandi. Piero a racheté en 2005 deux autres fermes, avec des vignobles datant respectivement de 1955 et 1967. En tout, la surface de sa propriété compte aujourd’hui près de 600 ha, dont tout de même 500 ha de désert, et seulement une petite partie dédiée à la viticulture. Ayant grandi dans une famille amoureuse de la nature (son grand-père, Mario Incisa della Rocchetta, fondateur de Sassicaia, était aussi le premier Président de WWF Italie), il exploite ce vaste domaine entièrement en biodynamie. Fier du résultat il en parle avec entrain, la biodiversité en flore et faune ayant nettement augmenté, sa propriété est devenue un refuge pour les animaux sauvages. Aussi, la diversité dans le vignoble est préservée grâce à la sélection massale faite sur site. La Bodega a sa propre pépinière qui produit autour de 25.000 plants par an. Ceux qui ne sont pas utilisés sont vendus aux autres vignerons. Une démarche écologique et qualitative, totalement à l’opposé de ce qui se passe dans la plupart des vignobles européens (voir mon article sur le sujet, ici).

SDRAquGT-2wjKn3aBtpXpLaxFz7V_gnINgIGs5DdlJc

Aujourd’hui, Bodega Chacra produit 6 cuvées, dont les trois les plus emblématiques sont :

Chacra Treinta y Dos : issue de Pinot Noir franc de pied, planté en 1932 sur 2,5ha. Production 2012 : 4986 bouteilles et 130 Magnums. Tout est fait manuellement : les travaux dans la vigne, les vendanges, l’égrappage aussi (quel boulot !) et les travaux dans le chai. La fermentation se fait avec des levures indigènes, dans des petites cuves qui ne nécessitent pas d’être refroidies, les températures ne dépassent quasiment jamais les 28°C. Il n’y a pas d’extraction, ni de filtration ou de collage. L’élevage se fait en barriques françaises d’au moins deux vins, pendant 24 mois. Tout est fait pour préserver le fruit au maximum. La structure du vin vient naturellement de la qualité du raisin, donc du vignoble, et non pas de techniques de vinification.

IMG_0472

Chacra Cincuenta y Cinco : issue de Pinot Noir franc de pied, planté en 1955 sur 7ha. Production 2013 : 16.000 bouteilles et 130 Magnums. La viticulture est identique au Treinta y Dos. La fermentation varie, débute en carbonique, devient semi-carbonique en cours de route et se termine en traditionnel, c’est à dire le contenu de la cuve est pressé, le marc enlevé et le jus termine sa fermentation seul. La durée d’élevage est plus courte, de 14 mois en barriques françaises d’au moins deux vins. Le vin n’est ni extrait, ni filtré, ni collé. Comme pour le Treinta y Dos, tout est fait pour préserver le fruit au maximum et avoir une structure qui accompagne le fruit, mais ne le domine pas.

Barda : issue des Pinot Noir les plus jeunes, plantés sur une surface réunie d’environ 20ha. Production 2013 : 25.200 bouteilles. Le travail de la vigne est en biodynamie, mais l’égrappage se fait mécaniquement. La vinification se fait en levures indigènes. Une fois de plus, la taille réduite des cuves permet un contrôle naturel de la température de fermentation, car la masse réduite du contenu permet une évacuation plus rapide de la chaleur dégagée. L’élevage se fait pendant 12 mois, en barriques françaises, dont 20% de barriques neuves. Aucune extraction, pas de collage ni de filtrage.

En terme de dégustation, ces trois vins sont très aboutis. Barda 2013 est élégant, très fragrant et aromatique, avec une belle finesse globale. Chacra Cincuenta y Cinco 2012 est une dimension au-dessus, comme la grande sœur du premier, avec plus de longueur et profondeur et un beau fruit à croquer. Le Chacra Treinta y Dos 2011 est ample, très expressif, avec une texture de soie et une structure solide tout en finesse. Très long en bouche, ce vin exhale et dessine littéralement des arabesques fruitées sur le palais. Il vieillira avec grâce. C’est profond et magnifique !

IMG_0470

Conclusion : cet homme, qui aurait pu se contenter de son statut et de son héritage, s’épanouit dans un coin sauvage où les conventions et le luxe n’ont que peu de place. Bodega Chacra est tout, sauf une fantaisie d’investisseur. C’est un travail en équipe et un projet de vie qui évolue tous les ans, pour s’adapter au mieux aux conditions uniques de chaque millésime. L’enthousiasme, la sincérité et la recherche d’excellence de Piero font qu’il offre, aux consommateurs heureux que nous sommes, la possibilité de goûter une des visions et interprétations les plus intéressantes du Pinot Noir actuellement disponible sur marché du vin.

Chapeau Piero. Cheers !

http://www.bodegachacra.com

PS : Bonne nouvelle, on trouve ses vins en France. Par exemple chez Philippe Cuq, caviste à Paris (ici). Si vous n’êtes pas sur Paris, et peut-être pas en France non plus, la liste complète des distributeurs est (ici).

PSS : Ces pépites, sans être hors de prix, ne sont pas données. Cependant, ils valent largement leur prix. Lorsque vous en débouchez une, consacrez-lui toute votre attention. Elle vous racontera alors toute sa poésie en nuances sensorielles.

PSSS : N’ayant malencontreusement pas pu faire le déplacement jusqu’en Patagonie, la plupart des photos ici ne sont pas de moi, mais du domaine.

Wine Uncovered

2 commentaires Laisser un commentaire

    • Bonjour Franck,
      Evidemment je les ai goûté :)
      Comme je le dit en fin d’article, ils sont sublimes.
      Je n’écris jamais sur commande, mais uniquement sur les vins que j’ai dégusté et qui m’ont plu.
      Bonne dégustation.
      Cheers !

Laisser un commentaire